Les voyageurs soucieux de leur bilan carbone préfèrent le train à l’avion. A condition cependant qu’une offre ferroviaire suffisante existe. Le cas de deux grandes métropoles européennes a de quoi interroger : pourquoi y a-t-il si peu de trains entre Barcelone et Paris ? Le manque de coopération entre deux entreprises nationales lancées dans des opérations commerciales peu lisibles est particulièrement dommageable alors même qu’on peut supposer qu’une demande non satisfaite existe.
Toute ma vie, j’ai pris le train pour Paris, depuis Barcelone. Surtout le Talgo nocturne, un train que tout le monde, sauf la Renfe et la SNCF, trouvait génial. Et maintenant que je suis plus âgé, il est devenu de plus en plus difficile de trouver un train pour Paris, alors que l’Espagne a dépensé une fortune (3,5 milliards d’euros) pour construire la ligne à grande vitesse Barcelone-Perpignan, ouverte en 2013, qui, onze ans plus tard, ne voit passer que quatre trains par jour entre Barcelone et Paris, deux dans chaque direction. C’est très triste.
La SNCF a rompu son alliance avec Renfe qui prévoyait l’exploitation conjointe des trains à grande vitesse entre ces deux villes et ne cesse de mettre des bâtons dans les roues à l’entrée de Renfe en France. Les règles d’homologation ne sont pas européennes, mais nationales. La France exige des choses absurdes, par exemple que les trains espagnols parcourent 40 000 km à vide avant d’obtenir une homologation valable uniquement pour une ligne spécifique.
Peut-on imaginer que chaque camion ou autocar entrant en France doive parcourir 40 000 km à vide avant d’obtenir une homologation valable uniquement pour un trajet déterminé, mais pas pour les autres ? Est-ce de la folie ou de la pure mauvaise foi ? Beaucoup de professionnels pensent que la bureaucratie ferroviaire finira par tuer le train.
L’Espagne a accepté facilement que vingt trains TGV français, les Ouigo bleus, et autant de trains Trenitalia, les Frecciarossa rouges, circulent librement en Espagne. La guerre des prix entre les trois compagnies a généré des pertes vertigineuses pour chacun. Sur certains trajets, la SNCF a proposé des billets à 1 euro. Ces pertes sont-elles provisoires pour gagner des parts de marché ? Force est de constater que, depuis le début de la concurrence, les pertes s’élèvent à un million d’euros par jour, et sont couvertes par les impôts de tous les citoyens de France, d’Italie et d’Espagne, puisque dans les trois cas, il s’agit d’entreprises publiques. En France et en Italie, on réclame aussi le rapatriement de ces trains car il y a un grand déficit de service dans le segment de la longue distance.
Quel est l’objectif des entreprises publiques comme Renfe et SNCF ? Se faire concurrence, avec des pratiques commerciales qui couleraient n’importe quelle entreprise privée, ou avoir une feuille de route de service public, puisqu’elles sont publiques et qu’elles ont des missions de service public ? La mission d’une entreprise publique est de servir en priorité les liaisons qui assurent la mobilité régulière du pays et de ses citoyens, les services TER et de banlieue, qui ne génèrent pas de bénéfice direct sur le compte d’exploitation de l’entreprise, mais apportent d’énormes bénéfices au pays.
Est-il vraiment nécessaire de mettre un an et demi pour homologuer un train lorsque tous sont exactement identiques, sauf pour quelques détails, et sont fabriqués dans les usines les plus réputées d’Europe ?
L’Espagne, comme la France, est une puissance mondiale dans la fabrication de trains, mais le secteur ne sait pas communiquer. On n’entend que les fabricants de voitures mettre en avant leur poids économique, inventant le chiffre selon lequel leur contribution est de 10 % du PIB espagnol, alors qu’ils n’ont jamais présenté d’étude qui le prouve. La seule étude sérieuse évalue la contribution du secteur automobile à 2,5 % du PIB1 (4% en France), contre 1,6 % pour le ferroviaire2. Leurs contributions économiques à la richesse nationale sont donc comparables, et personne n’en parle. C’est désespérant.
L’offre de train entre Barcelone et Paris
Comment se fait-il que la SNCF n’opère que deux trains par jour entre ces deux capitales alors qu’elle exploite vingt trains en Espagne, sur les lignes de Madrid vers Barcelone, la Communauté Valencienne, Murcia, Valladolid et l’Andalousie, générant des pertes colossales, avec des billets à 1 euro pour certaines de ces offres3 ?
Il est urgent de pouvoir prendre le train pour Paris, et pour d’autres destinations dans le nord, plutôt que l’avion, aussi souvent que nécessaire. C’est la seule manière efficace de décarboner la mobilité avec la technologie disponible aujourd’hui. L’avion est souvent la seule solution tant l’offre ferroviaire est insuffisante, et hors de prix.
Renfe, et surtout SNCF, en tant qu’entreprises publiques, piliers du rail européen, devraient coopérer et proposer une offre de trains nécessaires pour créer une véritable navette ferroviaire entre Barcelone et Paris. Car la demande latente est très élevée et n’est en aucun cas satisfaite par une offre qui n’atteint même pas 10 % de part de marché. Les voyageurs prennent l’avion, le mode de transport le plus polluant, parce qu’ils n’ont pas le choix.
Comment estimer la demande de déplacement entre deux villes
Une bonne façon d’estimer la demande entre deux zones urbaines est d’appliquer la loi de la gravitation universelle de Newton4. L’attraction d’une population par une autre – et le flux de voyageurs qui en résulte – suit une règle analogue à celle de l’attraction entre les planètes.
F= G × (M1 × M2) / r², où F est la force, M1 et M2 les masses planétaires, r la distance entre elles et G la constante gravitationnelle universelle, qui est parfaitement estimée. Comme son nom l’indique, elle a une valeur universelle constante, en tout point de l’univers.
Cette formule appliquée au calcul de la demande de transport – l’attraction – entre deux espaces urbains prend la forme suivante :
D = Ki × (P1 × P2) / r², où D est la demande de voyageurs, P1 et P2 les populations des deux zones, r la distance entre elles, et Ki est une constante qui n’est pas universelle, mais qui doit être estimée pour chaque cas particulier « i ». Dans le cas ferroviaire, D peut être mesurée en voyageurs ou en trains, car un train transporte jusqu’à 300 passagers.
La demande dans le corridor Barcelone-Madrid
Le corridor Barcelone-Madrid nous servira à calibrer le modèle gravitationnel de transport. On compte 92 trains quotidiens dans les deux sens. La population est de 5 millions dans l’aire de Barcelone et de 7 millions à Madrid. La distance est d’environ 600 km. En résolvant l’équation, la valeur de Ki, que nous appellerons K1, est d’environ 1.000.000.
Il ne s’agit pas d’une constante universelle, mais chaque corridor “i” a une valeur concrète pour Ki. Cependant, il existe une relation déterminée entre toutes les valeurs de Ki et elles dépendent de l’intégration effective de l’espace économique entre les deux villes, ou des caractéristiques du système de transport lui-même. Logiquement, plus le transport est cher et lent, plus sa valeur sera faible.
Le corridor Barcelone-Paris
Si 92 trains circulent entre Madrid et Barcelone, combien devraient-il y en avoir pour satisfaire la demande ferroviaire latente entre l’Île-de-France et l’aire métropolitaine de Barcelone ? C’est une question assez difficile car elle nécessite des calculs et des hypothèses complexes. Mais on peut simplifier les hypothèses. La clé pour répondre correctement à la question est d’estimer la constante K2 de ce second corridor. Les populations sont de 12 et 5 millions d’habitants respectivement, et la distance est de 1.000 km.
Étant donné que les relations socio-économiques entre l’Espagne et la France ne sont pas aussi intenses qu’à l’intérieur de l’Espagne, malgré les énormes progrès du processus d’intégration politique en Europe, nous pouvons supposer que la constante K2 de ce corridor sera beaucoup plus faible que la valeur précédente K1, entre un quart et la moitié. L’impédance entre Barcelone et Paris est beaucoup plus élevée que dans le corridor espagnol. Autrement dit, K2 peut varier entre 250.000 et 500.000.
En appliquant la formule gravitationnelle, pour ce corridor, on obtiendrait un chiffre entre 15 et 30 trains dans les deux sens, en fonction de la valeur choisie pour K2. Commençons par le cas de 15 trains, que nous arrondirons à 16, soit 8 dans chaque sens. Dans un corridor dont la capacité est de 250 trains/jour, il est possible d’ajouter 15 à 30 trains/jour.
De ces huit trains, quatre pourraient être directs et les quatre autres faire un ou plusieurs des dix arrêts actuels du trajet. De même qu’il existe des trains directs entre Barcelone et Madrid, ou entre Lyon et Paris, il devrait y avoir des trains directs entre Barcelone et Paris. Un train direct permet de réduire le temps de trajet actuel, de 6 h 50 à seulement 5 h. Une réduction spectaculaire de presque deux heures.
Un temps de trajet de 5 heures entre Barcelone et Paris est-il attractif ? Cela signifie une vitesse moyenne énorme de 200 km/h. Par rapport à la situation actuelle, c’est un temps beaucoup plus attractif, vraiment compétitif avec l’avion et, bien sûr, nettement meilleur que la voiture.
Quatre trains directs et quatre autres avec arrêts. Quel est l’arrêt obligatoire sur l’itinéraire actuel ? Il n’y en a qu’un, à Perpignan ou Narbonne, les deux grands nœuds ferroviaires du sud de la France, d’où partent chaque jour une trentaine de trains SNCF dans toutes les directions. Les autres stations de l’itinéraire sont bien connectées à ces nœuds de référence avec un seul changement. A cette proposition de base, on peut ajouter des arrêts aux gares de Gérone, Montpellier et Valence, les plus importantes, et jusqu’aux dix arrêts actuels.
La deuxième hypothèse, avec jusqu’à trente trains, quinze dans chaque sens, assurerait un service régulier extraordinaire d’un train direct toutes les deux heures. Dans le transport ferroviaire d’aujourd’hui, la cadence est l’un des piliers du succès.
L’absence de tronçon à grande vitesse entre Perpignan et Montpellier est-il un obstacle ?
On a souvent évoqué le fait que, pour que ce corridor fonctionne bien, il serait nécessaire de terminer la ligne à grande vitesse sur le tronçon entre Perpignan et Montpellier. Sans aucun doute, ce nouveau tronçon serait le bienvenu, mais il n’est en aucun cas indispensable au bon fonctionnement du corridor Barcelone-Paris.Dans ce tronçon, en supposant que le train roule à la vitesse maximale de 300 km/h, le temps gagné serait de 24 minutes par rapport au temps actuel. Et si le train s’arrête à Narbonne, Béziers, Sète, Montpellier et Nîmes, comme c’est le cas aujourd’hui, le temps gagné serait seulement de 12 minutes. Sur un trajet direct de cinq heures jusqu’à Paris, et de 6 h 50 pour dix arrêts, il est clair que c’est une petite économie.
Opérateurs et estimation des résultats
Compte tenu des difficultés actuelles, le projet de navette ferroviaire Barcelone-Paris réclame un engagement politique. C’est pourquoi les gouvernements espagnol et français doivent intervenir avec fermeté en faveur d’une coopération transfrontalière de lutte contre le changement climatique, qui oblige la SNCF et Renfe à collaborer et à fournir d’urgence le nombre de trains nécessaires pour relever le défi.
Entre quinze et trente trains sont nécessaires. La France pourrait fournir les vingt TGV Ouigo qu’elle fait circuler en Espagne, causant des pertes pour tous, et l’Espagne devrait fournir un nombre de trains équivalents, au fur et à mesure du déploiement de l’offre.
On peut estimer qu’avec une offre plus riche et mieux conçue, 70 % de la demande serait constituée de voyages entre Barcelone et Paris, avec un revenu moyen par voyage de 100 €, tandis que les 30 % restants seraient du trafic de cabotage avec un revenu moyen de 40 €. Le voyageur moyen générerait un revenu de 82 €. Le nombre de voyageurs monterait en flèche : entre 1,5 et 3 millions chaque année, générant des revenus compris entre 123 et 246 millions d’euros. C’est une bien meilleure opération que de perdre 1 million d’euros chaque jour dans la pantomime de la pseudo compétition à grande vitesse à laquelle nous assistons en Espagne.
Article publié dans le magazine « La grande conversation », par Pau Noy, Président de la Fondation Mobilitat Sostenible i Segura